#5. Discuter des goûts et des couleurs
- Jean-François Caron
- 27 juin 2024
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 31 oct. 2024
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Script du podcast " Discuter des goûts et des couleurs "

Bonjour et bienvenue. Peut-on discuter des goûts et des couleurs ? On dit communément que les goûts et les couleurs sont dans la nature, et d’en conclure que les goûts et les couleurs ne sont pas discutables tant ils sont subjectifs. J’aime la littérature, mon voisin le sport. J’aime le chocolat, mon voisin déteste cela. J’aime me promener au bord de mer ou sur des chemins escarpés, mon voisin lui préfère son jardin. Que peut-on dire de plus ? A chacun ses goûts répond-on finalement, définitivement même. « Le mauvais goût a son droit autant que le bon goût » nous dit Nietzsche. A chacun son mauvais goût pourrions-nous dire, et en cela le débat est clos. On le sait, on ne s’accorde sur ce qui est apprécié par l’un et détester par l’autre. La dispute parfois l’emporte sur la discussion, jusqu’à la fâcherie parfois autour de ce qui nous sépare radicalement. On peut ainsi en déduire que les goûts et les couleurs ne se discutent pas, et pourtant combien de temps passons-nous à en débattre. Pourquoi donc s’emporter sur ce qui nous touche personnellement, le goût, en cherchant à convaincre celui qui ne le partage ? Si l’on s’en tient à la raison, rien ne justifie ce débat. Et pourtant, il faut peu pour s’y engager. Je vous partage dans de podcast quelques réflexions sur la question des goûts et des couleurs, pour tenter de comprendre ce qui nous pousse à débattre autour de ce qui par nature est indiscutable.
Les goûts et les couleurs nous identifient. Je l’ai dit, j’aime le chocolat, et donc je suis quelqu’un qui aime le chocolat. Le goût est certes pour soi, mais aussi permet-il de se différencier des autres. Ainsi, une première explication quant à discuter des goûts et des couleurs repose, me semble-t-il, dans la volonté de s’affirmer vis-à-vis d’autrui en mettant en avant ce que l’on apprécie ou ce que l’on déteste, le goût étant un marqueur de notre identité. Dans toute relation, on s’engage, et parfois cet engagement vise à s’affirmer, comme s’il s’agissait de se revendiquer parmi les autres et que ceci ne serait possible qu’en se différenciant d’eux. Quoi de mieux pour y parvenir que les goûts et les couleurs, puisque le goût est si singulier. Ainsi, je dis moins que j’aime le chocolat que je ne l’affirme. Parce que j’apprécie et que je déteste cela, je suis moi et je le proclame. C’est alors que nous sommes très sensibles aux remarques nous étant adressés en réaction à cette proclamation. Le moindre désaccord peut prendre des proportions démesurées en comparaison de la teneur du sujet discuté. Quoique. Finalement, à propos de cette discussion, c’est certainement moins l’objet du goût que nous-même qui se trouve au centre de la discussion. C’est alors que je suis prêt à m’emporter, non pas pour un carré de chocolat, mais parce je me sens comme dépossédé d’une partie de moi-même lorsque mon goût pour le chocolat n’est pas partagé par autrui.
Une autre raison à mon avis recevable pour expliquer les discussions autour des goûts et des couleurs se trouve dans le rapport que l’on entretient avec la liberté, précisément dans la façon dont on se sent libre. Le goût en effet ne se commande pas. Ai-je décidé d’aimer le chocolat ? Non à l’évidence. Le goût est contingent. Pourquoi alors chercher à convaincre autrui à propos de quelque chose que je n’ai pas décidé ? Comment à mon tour puis-je le juger sur ses goûts alors qu’il n’est pas plus libre que moi d’apprécier ou de détester telle ou telle chose ? C’est peut-être cette contradiction qui nous pousse à discuter des goûts et des couleurs car nous sentons bien que notre liberté est contrainte, pour ne pas dire nulle à propos de nos goûts. Je n’ai pas choisi d’aimer le chocolat, et pourtant je me convaincs du contraire en tentant de persuader mon entourage d’apprécier autant que moi ce qui est chocolaté. Je ne suis pas libre d’aimer le chocolat, mais au moins le suis-je pour convaincre autrui du plaisir que l’on a à le croquer. Mais si j’échoue dans cette entreprise, là-aussi ce n’est pas l’objet du goût qui est en cause, mais l’expression de ma liberté, et alors je me sens comme dévalorisé.
Ne convient-il pas d’écarter toute discussion à propos des goûts et des couleurs si pour finir ceci conduit à se sentir moins libre ? Ce serait oublier que le goût ne concerne pas que le corps. Nous éprouvons certes des sensations à goûter ce qui nous plaît. Mais aussi l’esprit est-il de la partie à propos du goût, avec la culture. Prenons l’exemple de l’art. Je peux me détourner d’une œuvre en particulier à un moment donné, et faire part de mon indifférence, voire de mon dégoût, à qui veut l’entendre. Une fois encore, la discussion peut être stérile. Mais à la différence du chocolat, s’il m’est rétorqué que le goût est affaire de patience, de persévérance, pour apprécier une peinture, une sculpture, un livre qui à l’origine ne me plaît pas ou que je ne comprends pas, et que je consens à écouter mon interlocuteur en revenant plus tard et à plusieurs reprises vers l’œuvre en question, il est possible que mon goût se transforme. Peut-être qu’à terme, ce qu’au départ je refusais de voir, de lire, de sentir, me procura finalement du plaisir, le plaisir d’y gouter non pas avec le corps mais avec l’esprit. Je serais ainsi passé de ce qui est bon pour moi à ce qui est bon pour tous. L’art en effet détient ce pouvoir d’universaliser le goût. Une œuvre d’art n’est pas intrinsèquement belle dès sa création. Elle le devient en modifiant le goût de ceux qui s’y intéressent, et quoi de mieux qu’en discuter pour susciter cet intérêt. Avec l’art, il est possible de débattre des goûts et des couleurs, peut-être même ce débat est-il nécessaire pour mieux pénétrer ce que l’artiste nous a laissé. Ainsi est-il préférable de ne pas discuter à tort et à travers du goûts et des couleurs quand ceux-ci sont attachés au corps car nous n’en sommes pas maîtres. En revanche, le goût se travaille lorsqu’il effleure l’esprit, s’affine, éveille la conscience sur ce qui précédemment nous échappait, et ainsi gagnant en conscience nous nous affirmons un peu plus, non pas à l’égard d’autrui mais de soi. Nous nous sentons aussi plus libre puisque le réel, pour nous, s’est élargi.
Je vous remercie de votre attention. J’espère vous avoir apporté matière à penser. N’hésitez pas à me laisser un commentaire à la suite de ce podcast. J’aurais plaisir à vous répondre, et peut-être continuerons-nous la réflexion ensemble.
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