#2. Se méfier de ses opinions
- Jean-François Caron
- 22 juin 2024
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 31 oct. 2024
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Script du podcast " Se méfier de ses opinions "

Bonjour et bienvenue. Je vous propose dans ce podcast de réfléchir sur les opinions, et en l’occurrence à savoir s’il y a lieu de s’en méfier ou non.
Les opinions sont peut-être l’une des choses du monde les mieux partagées, pour reprendre une célèbre formulation de Descartes. Elles le sont non pour leur contenu mais simplement par le fait d’en avoir. Nous avons tous des opinions. Elles nous appartiennent et manifestent d’ailleurs notre personnalité. C’est la raison pour laquelle, lorsque des opinions divergentes trouvent à se contredire, lors d’un débat, d’une réunion professionnelle, ou autour d’un repas de famille, des éclats de voix l’emportent parfois sur la mesure. Il n’est jamais très agréable de se sentir mis en défaut parce que notre opinion est contestée. Il n’est pas rare que ce qui, à l’origine, était une confrontation d’idées se transforme en affrontement personnel. L’opinion ainsi est en quelque sorte à la croisée des chemins entre la raison et l’émotion. Qu’elle ne soit pas mise en doute une fois exposée, on prend volontiers la posture de celui qui raisonnablement convainc son interlocuteur. Mais à l’inverse, que l’on soit contesté, que notre opinion ne fasse pas l’unanimité jusqu’à être rejeté, nous ne sommes alors pas très loin d’être emporté par l’émotion, d’autant plus que le sujet débattu nous importe, nous caractérise même. C’est pourquoi, parfois, même en sachant que l’on a tort, on reste campé sur ses positions. Hors de question de revoir son opinion à l’aune de ce qui la contredit, car ce serait pense-t-on se renier. Dans ce cas de figure, la raison n’a plus sa place dans le débat. Il ne s’agit plus d’une idée qui se trouve face à une autre, mais c’est désormais toi contre moi. En ce sens, il est recommandable de se méfier de ses opinions puisqu’elles sont potentiellement le point de bascule entre ce que j’affirme avec raison et qui je suis réellement. Mes opinions face à une résistance que je ne sais dépasser finissent par me dévoiler. Elles peuvent en étant définitivement contredites déchirer les apparences sociales et me mettre à nu.
Même si l’opinion m’engage et ainsi m’expose au-delà de ce que je souhaite, ceci ne m’empêche guère d’en faire état lorsque le débat est ouvert. Les opinions sont d’ailleurs les conditions de possibilité de la discussion. S’il fallait en toutes circonstances et en permanence se méfier de ses opinions, cela réduirait d’autant les échanges. Il s’agirait non pas de faire face à des contradictions adverses, mais finalement de résister à soi-même. Le débat très vite s’épuiserait dans des considérations par trop nombrilistes. Dès lors, n’est-il pas plutôt préférable de réfléchir sur ses opinions que de s’en méfier ? Quel que soit le sujet, la méfiance nous en éloigne plus qu’elle ne nous met à distance, et ainsi nous reculons plus que nous ne prenons de recul par rapport au sujet. S’il s’agit de réfléchir sur ses opinions, ce n’est pas à propos de leur contenu, mais sur la façon dont nous les considérons puis les exploitons vis-à-vis d’autrui. Sur la manière de les considérer, Bachelard nous dit dans son livre intitulé La Formation de l’esprit scientifique, je le cite : « L’opinion pense mal ; elle ne pense pas ; elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. » Ainsi, selon le philosophe français, l’opinion revient à se persuader que l’on peut connaître alors même que l’on ne sait pas. Considéré de la sorte, l’opinion est avant tout un rapport de soi à soi-même avant que d’être dirigé vers autrui. Mais comme manifestement il nous est impossible d’en rester à ce rapport intime, que nous avons également besoin d’être reconnu par d’autres, en s’affirmant, les opinions s’invitent dans le débat. Mais tenir pour vrai ce que l’on croit et non ce que l’on sait, comme le suppose Bachelard, conduit à rejeter tout avis contraire au sien. Il est aussi plus difficile de contredire ce qui est cru que ce qui est su, cette difficulté pouvant amener le débat vers des considérations personnelles en s’éloignant des idées qui en étaient à l’origine.
L’opinion satisfait ainsi un besoin de connaissance, et aussi de reconnaissance. Je cherche à être reconnu en accordant de la valeur à mes opinions puisque celles-ci me représentent. Je peux également considérer qu’exprimer mes opinions est un droit qui m’appartient, ce qui n’est pas faux. Prenons garde toutefois à ne pas transformer ce droit en devoir. Ce n’est pas parce que j’ai le droit d’exprimer une opinion qu’autrui a le devoir de m’écouter, ni que cette opinion a par nature de la valeur. Valoriser les opinions du seul fait qu’elles sont l’expression d’un droit produit une forme de relativisme radical, dans lequel tout se vaut et où la vérité s’épuise. Pour le dire clairement, je pense que nous n’en sommes en là aujourd’hui, dans un monde où les opinions trouvent dans les réseaux sociaux une caisse de résonnance des plus puissantes, ou lorsque les opinions l’emportent sur les démonstrations quand il s’agit plus de faire le spectacle que de débattre. Mais passons. Il est également intéressant, à mon sens, de réfléchir sur le rapport entre les opinions et l’expérience. Il n’est pas rare d’affirmer quelque chose sous prétexte de l’avoir vécu, pensant ainsi être dans le vrai alors que finalement il ne s’agit que d’opinion. L’expérience en effet ne garantit pas d’en savoir plus, ceci pour deux raisons. Premièrement, ce qui est vécu s’inscrit dans un contexte particulier, à un moment donné, en un endroit précis. Peut-on dès lors affirmer pour vrai, donc reconnaissable par tous, ce qui s’est produit de façon singulière ? Deuxièmement, toute vérité n’est pas vérifiable de manière empirique. Je retiens volontiers sur ce point ce que nous dit Bertrand Husser, qui nous dit dans l’un de ses ouvrages, je le cite : « Pour qu’une proposition soit vérifiable, il ne suffit pas qu’elle soit vraie, mais elle doit aussi être telle qu’on puisse la découvrir vraie. Ainsi la vérifiabilité dépend de notre capacité à acquérir la connaissance, et pas seulement de la vérité objective. » Il convient selon Husserl de ne pas confondre la vérité avec qui est vérifiable. Avant que l’homme n’apparaisse sur Terre et soit capable de le vérifier, il n’en était pas moins vrai que notre planète tourne autour du soleil. L’opinion elle se nourrit de ce que prenons pour vrai ce que nous avons vu, entendu, senti, alors même que nos sens, nous le savons, sont limités.
Se méfier de ses opinions ne revient pas à les rejeter en bloc. Elles servent le débat car sans elles il disparaît. Finalement, il s’agit moins de se méfier de ses opinions que d’être prudent à leur égard pour les raisons évoquées à l’instant. Mais aussi les opinions sont-elles à exploiter dans le bon sens, en les considérant comme un point de départ au lieu de les affirmer sans suite. C’est ainsi qu’au lieu d’imposer ce que l’on pense savoir, on s’y appuie pour mieux connaître, en confrontant ce que l’on croit à d’autres croyances. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de renoncer à ses opinions, de s’en méfier définitivement, mais plutôt de s’interroger sur leurs origines à partir de ce qui nous est opposé. Autrement dit, les opinions sont prises comme le commencement d’une réflexion, sans connaître à l’avance la conclusion mais en sachant que nous avons à y gagner, car comme le dit Aristote dans l’une de ses œuvres, je le cite : « Le commencement est beaucoup plus que la moitié de l’objectif ».
Les opinions amorcent ainsi les interrogations pour engager un échange constructif à condition de les identifier comme tel. Il est préférable pour les parties prêtes à débattre de soulever ensemble une problématique à partir de leurs opinions réciproques, car avant même d’imposer des réponses, encore faut-il se poser les bonnes questions.
Je vous remercie de votre attention. J’espère vous avoir apporté matière à penser. N’hésitez pas à me laisser un commentaire à la suite de ce podcast. J’aurais plaisir à vous répondre, et peut-être continuerons-nous la réflexion ensemble.
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